Sous les eaux turquoise du lac de Serre-Ponçon, deux villages dorment depuis plus de soixante ans.

    Savines et Ubaye, rayés de la carte par la construction du barrage, ressurgissent aujourd’hui comme des fantômes du passé lorsque les eaux se retirent.

    Ces témoins silencieux d’une époque révolue fascinent autant qu’ils questionnent notre rapport au progrès et à la mémoire collective.

    L’histoire de ces villages engloutis nous ramène aux Trente Glorieuses, période où la France misait tout sur la modernisation et les grands travaux. Aujourd’hui, entre patrimoine immergé et renaissance touristique, ces vestiges offrent une leçon d’histoire grandeur nature au cœur des Hautes-Alpes.

    Un barrage titanesque au service de la modernité française

    Le projet du barrage de Serre-Ponçon naît dans les années 1950 d’une ambition multiple : protéger la région des crues dévastatrices, produire de l’électricité et irriguer les terres agricoles de Provence. Avec ses 1,27 milliard de mètres cubes d’eau et ses 91 kilomètres de littoral, il devient le deuxième plus grand lac artificiel de France.

    Cette prouesse technique représentait alors le plus grand barrage en terre d’Europe. Les défis d’ingénierie étaient considérables, mais c’est surtout la gestion des populations locales qui marquera à jamais cette époque. Les archives conservées au Muséoscope du Lac témoignent de cette période charnière où l’intérêt général primait sur les destins individuels.

    Les chiffres d’un chantier hors norme

    Les dimensions du projet impressionnent encore aujourd’hui. Le barrage s’élève sur 123 mètres de hauteur et s’étend sur 650 mètres de longueur. Sa construction a nécessité le déplacement de près de 2 000 personnes, bouleversant à jamais la vie de cette vallée alpine.

    Le sacrifice de Savines et Ubaye : chronique d’un déracinement

    L’année 1961 marque la fin de deux communautés séculaires. Savines, village de 800 habitants, et Ubaye, plus petit hameau, disparaissent définitivement sous les eaux montantes. Les expropriations, bien qu’indemnisées, provoquent un traumatisme collectif dont les cicatrices sont encore visibles aujourd’hui.

    Tandis que Savines renaît plus haut sous le nom de Savines-le-Lac, Ubaye est purement et simplement rayé de la carte. Beaucoup d’habitants choisissent l’exil en Provence, où l’accueil reste mitigé. Cette réinstallation difficile marque le début d’un long processus de deuil et de reconstruction identitaire.

    La mémoire qui résiste à l’oubli

    Face au risque d’effacement de leur histoire, les anciens habitants maintiennent leurs traditions. Chaque 1er novembre, les familles se réunissent pour honorer la mémoire des villages engloutis. Cette tradition perdure aujourd’hui, transmise aux nouvelles générations qui n’ont jamais connu les villages originels.

    Le Muséoscope du Lac joue un rôle essentiel dans cette préservation mémorielle. Créé pour sauvegarder l’histoire locale, il conserve témoignages, photographies et objets du quotidien qui racontent la vie d’avant le barrage. Le film « L’eau vive » et la littérature spécialisée, notamment « La France des villages engloutis », participent à cette transmission.

    Vestiges immergés : quand le passé refait surface

    L’hiver révèle les secrets du lac. Lorsque les eaux se retirent, les vestiges des anciens villages émergent comme des fantômes du passé. La chapelle Saint-Michel constitue le symbole le plus emblématique de cette résurgence. Accessible à pied lors des basses eaux hivernales, elle attire chaque année des milliers de visiteurs fascinés par ce témoin architectural rescapé.

    Le viaduc de Chanteloube, monument inachevé de l’époque, surgit des flots lors des périodes de sécheresse. Ces apparitions spectaculaires transforment le lac en véritable « musée à ciel ouvert », où chaque pierre raconte une histoire.

    Un inventaire patrimonial sous-marin

    Les plongeurs expérimentés peuvent découvrir un patrimoine immergé exceptionnel :

    • Vestiges de routes pavées serpentant dans les profondeurs
    • Fondations de maisons aux murs encore debout
    • Anciens ponts enjambant des vallons submergés
    • Traces des cimetières déplacés avant la mise en eau
    • Éléments d’architecture religieuse et civile

    Ces découvertes font l’objet de relevés archéologiques et participent à la connaissance historique de la région. Des sentiers balisés permettent aux randonneurs d’approcher ces vestiges depuis les berges, offrant des points de vue saisissants sur ce patrimoine englouti.

    Renaissance économique : du drame à la destination touristique

    Paradoxalement, la tragédie humaine de 1961 a donné naissance à l’un des pôles touristiques majeurs des Alpes du Sud. Le lac accueille aujourd’hui entre 35 000 et 40 000 touristes chaque été, générant près de 400 emplois directs et indirects dans la région.

    Cette mutation économique spectaculaire a transformé une vallée agricole en destination de vacances prisée. Plages aménagées, ports de plaisance, activités nautiques et sports de plein air ont remplacé les cultures traditionnelles. Le tourisme de mémoire vient aujourd’hui compléter cette offre, attirant un public soucieux de comprendre l’histoire de ces lieux.

    Architecture et urbanisme du renouveau

    Le nouveau Savines-le-Lac témoigne de l’urbanisme des années 1950. Conçu par l’architecte Achille de Panaskhet, le village reconstruit a obtenu le label « Patrimoine du XXe siècle ». L’église Saint-Florent, avec son architecture moderniste, symbolise cette renaissance architecturale qui marie fonctionnalité et esthétique de l’époque.

    Enjeux contemporains entre mémoire et avenir énergétique

    L’hydroélectricité représente aujourd’hui 13 % de la production énergétique française. Dans le contexte de la transition écologique, les barrages comme celui de Serre-Ponçon soulèvent des questions cruciales sur leur avenir, leur entretien et leur éventuelle privatisation.

    Les actions du Muséoscope et du CIAP (Centre d’Interprétation de l’Architecture et du Patrimoine) sensibilisent les jeunes générations à cette histoire complexe. Ces initiatives locales participent à un débat plus large sur l’équilibre entre développement technologique et sauvegarde du patrimoine.

    Réflexions sur une possible résurgence

    Certains évoquent l’hypothèse d’une vidange partielle du lac qui permettrait de redécouvrir temporairement les villages engloutis. Cette perspective, bien qu’hypothétique, nourrit l’imaginaire collectif et questionne notre rapport au progrès et à la réversibilité des grands projets d’aménagement.

    Guide pratique pour découvrir les vestiges

    La découverte des villages engloutis nécessite de respecter certaines conditions naturelles et saisonnières :

    Périodes optimales d’observation

    L’hiver et le début du printemps offrent les meilleures conditions pour observer les vestiges. Les basses eaux révèlent progressivement les structures immergées, créant des paysages saisissants et éphémères.

    Itinéraires recommandés

    1. Sentier de la chapelle Saint-Michel : Accessible depuis le parking de Chanteloube
    2. Point de vue du viaduc : Panorama exceptionnel depuis les hauteurs de Savines-le-Lac
    3. Circuit des vestiges : Randonnée balisée de 3 heures autour des principaux sites
    4. Visite du Muséoscope : Incontournable pour comprendre l’histoire locale
    5. Exploration en kayak : Approche privilégiée des vestiges accessibles par voie d’eau

    Les villages engloutis de Savines et Ubaye continuent de fasciner et d’interroger, soixante-quatre ans après leur disparition. Leur histoire illustre parfaitement les tensions entre modernité et tradition, progrès technique et mémoire collective. Aujourd’hui, ces vestiges immergés constituent un patrimoine unique qui invite à la réflexion sur notre rapport au territoire et au temps. Leur découverte offre une expérience saisissante, mêlant émotion historique et beauté naturelle au cœur des Alpes françaises.

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    mm

    J'adore dénicher des coins cachés dans les grandes métropoles. Toujours en quête de nouveautés, j'aime m’immerger dans la culture locale et découvrir les facettes inattendues des villes que j'explore. Si vous cherchez des idées pour une escapade citadine originale, suivez-moi.